L’énergie du Vaudou
Des aiguilles plantées dans une poupée et c’est un mauvais sort qui est lancé. Si dans l’imaginaire occidental le vaudou s’apparente bien souvent à de la « sorcellerie », j’ai décidé de tordre le cou aux clichés en m’envolant pour le Bénin, sur les traces de cette religion complexe où les rituels cohabitent avec les mythes.
Deux mots ont suffi pour que je me lance corps et âme dans cette aventure béninoise : « surf » et « vaudou ». Expatriés durant deux ans à Cotonou, mes amis Chloé et Pierre savent comment me parler. Ils connaissent ma passion débordante pour les vagues autant que ma curiosité pour ce qui nous dépasse. Alors il a fallu s’organiser : choisir la période idéale, obtenir son visa, faire les vaccins nécessaires et réserver ses billets. Ça sera en janvier 2019, durant trois semaines, au moment où les vagues se fracassent sur le golfe de Guinée, au moment où le Bénin célèbre ses cultes et ses divinités.
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Une religion pleine de mystères
Coincé entre le Togo et le Nigéria, le Bénin est une terre remplie de mythes. En survolant Cotonou de nuit, je n’imagine pas encore l’effervescence qui règne dans la plus grand ville du pays. Ici, la vie nocturne est bouillonnante, les zémidjans, des moto-taxis qu’on retrouve à chaque coin de rue, sont sur le qui-vive pour gagner quelques francs CFA. Dans certains quartiers, des cérémonies vaudous ont lieu. Fêtent-ils l’anniversaire d’un mort ? Rendent-ils hommage à l’une des nombreuses divinités (vodouns) de cette religion ? Difficile à dire. À mes interrogations, on me répondra souvent : « Ici, tout ne se dit pas… ».
Pour tenter de percer une partie de ce mystère, mes espoirs reposent sur une date particulière : le 10 janvier. Depuis 1994, une journée nationale des cultes a été instituée au Bénin pour réhabiliter ces traditions ancestrales. Durant la dictature du président Mathieu Kérékou (1974 - 1991), la pratique du vaudou n’était pas tolérée car jugée incompatible avec la politique marxiste-léniniste en vigueur.
Un sommeil forcé pour ce territoire considéré comme le berceau du vaudou. Apparue au XVIIe siècle selon les historiens, cette religion, décrite parfois comme une croyance animiste, a longtemps prospéré dans ce qui fut autrefois le royaume du Dahomey. Et si la dynastie des souverains d’Abomey a régné durant 300 ans, entre 1600 et 1900, on raconte que les pouvoirs surnaturels des vodouns y seraient pour beaucoup.
© Sébastien Roux
Des fétiches exhibés dans les marchés aux autels situés sur le bord des routes, la place prépondérante qu’occupent certains vodouns me saute aux yeux. Pour bénéficier de leur protection, les adeptes font régulièrement des offrandes à la divinité à laquelle ils sont rattachés. Durant mon séjour, on m’a souvent parlé des pouvoirs supposés d’Heviosso, de Zakpata, de Dan ou encore de Mami Wata. Avec son phallus imposant, j’ai également vu à de nombreuses reprises des fétiches en l’honneur de Legba. Placé devant des habitations, il fait office de gardien contre les mauvais sorts. En sa qualité de messager des dieux, il ouvre la voie vers le monde invisible des vodouns.
Pour mesurer l’importance qu’ont ces cultes vaudous dans le quotidien des Béninois, trois villes sont à visiter : avec ses palais royaux inscrits au patrimoine mondial de l'humanité par l’UNESCO, Abomey est située dans les terres ; plus au sud, Ouidah est tristement connue pour sa Porte du non-retour, là où des millions d’Africains réduits en esclavage durant la traite négrière ont embarqué en direction du Brésil, d’Haïti, des Antilles ou de la Louisiane, permettant ainsi une large diffusion des cultes vaudous sur le continent Américain ; enfin, à la frontière du Togo, la ville de Grand-Popo se situe à proximité de longues plages de sable, près du fleuve Mono et de sa réserve de biosphère.
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Grand-Popo, 10 janvier 2019
Chloé et Pierre m’ont expliqué qu’il y aurait sans doute moins de restrictions qu’à Abomey et Ouidah, donc potentiellement plus de marge de manoeuvre pour réaliser mon travail photographique en pleine immersion. Si mes deux amis ne peuvent faire le déplacement à mes côtés, ils me proposent d’y aller avec deux expatriées Belges.
Grâce à elles, je rencontre un Béninois vivant au Canada, venu passer quelques semaines dans son pays d’origine. Tous les quatre, nous arrivons sur une plage de sable séparant la lagune de Grand-Popo au Golf de Guinée. Ma montre indique 11 heures, le soleil arrive bientôt à son zénith. Aucun nuage à l’horizon, il fait une chaleur de plomb. Muni de mon FujiFilm X100F en bandoulière, je suis prêt à me fondre dans la masse. Je ne vais pas être déçu, mais je vais devoir être patient.
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Devant nous, une tribune en pierre portant l’inscription « le vodoun pour un monde meilleur et plus éclairé » trône au milieu du sable. Après avoir monté quelques marches et pris de la hauteur, nous réussissons tant bien que mal à avoir quatre places côte à côte. Une fausse bonne nouvelle car je réalise immédiatement qu’il me sera impossible de saisir la ferveur populaire depuis cet endroit. Avec une focale fixe, mon appareil photo doit être au plus proche de l’action pour mieux la restituer.
Qu’importe, je m’échappe pour mieux arpenter les lieux. La tribune devient mon point de repère, un lieu ombragé pour m’hydrater après de longues expositions sous un soleil éclatant et une température avoisinant les 30 degrés.
La cérémonie est censée débuter dès 11h, en vérité elle commencera réellement à partir de 14h30. Durant ce laps de temps, les Béninois arrivent, vêtus d’un pagne, le vêtement emblématique en Afrique de l’Ouest aux symboles multiples. Celui-ci est confectionné à partir de wax, un tissu de qualité supérieure qui résiste aux épreuves du temps. Seul bémol, son confort. Le porter sous cette chaleur est loin d’être une partie de plaisir, ou peut-être est-ce juste une question d’habitude.
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Les minutes passent, le temps défile lentement. Des responsables politiques et religieux se succèdent pour réciter d’interminables discours protocolaires. Dans l’auditoire, certains en profitent pour piquer un petit somme. Après tout, il faut garder son énergie pour plus tard. Car une fois les belles paroles terminées, place au défilé.
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Différentes tribus, venues principalement des environs de Grand-Popo, se présentent devant la tribune, arborant leurs couleurs, leurs symboles et leurs fétiches. On annonce la présence de plusieurs rois. Comment les reconnaitre ? Facile, ils ne sortent jamais hors d’un bâtiment sans un parasol. La raison peut faire sourire, mais pour ceux qui y croient elle est capitale : un ennemi du roi pourrait solliciter Zakpata, divinité de la terre, capable d’envoyer des maladies, des envoutements et des poisons sur le roi en se servant de la puissance du soleil.
Est-ce de la magie noire ? Les adeptes du vaudou se défendent de toutes mauvaises intentions. Si cette religion conserve tant de mystères, c’est justement pour éviter que des individus malintentionnés ne fassent usage de cette connaissance mystique à des fins délétères, m’explique une grande prêtresse. Peu courantes au Bénin, elle ajoute que les « poupées vaudous » (ouanga) existent mais ne résument pas la complexité du vaudou. Popularisées par la littérature et le cinéma, elles sont ancrées dans nos croyances populaires et donnent une image négative des rites pratiqués par les adeptes. « Si elles sont utilisées, cela signifie que la personne visée a fait quelque chose de moralement punissable comme un crime, un adultère ou un vol. Il mérite donc de recevoir un mauvais sort », conclut-elle.
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La journée nationale des cultes est avant tout un moment pour se rassembler. Une journée où le visible se mêle à l’invisible. S’il est possible d’acheter de la bière ou du sodabi (une liqueur traditionnelle à base de vin de palme), les Béninois sont plus occupés à chanter et à danser qu’à s’enivrer d’alcool.
Dans cette effervescence, je tente de saisir des instants de vie à l’aide de mon appareil photo. Des femmes chantent dans l’une des nombreuses langues nationales du Bénin (fon, yorouba, bariba, dendi) tandis que d’autres dansent en cercle jusqu’à l’épuisement. Dans la cohue générale, des Béninois m’aident à me frayer un chemin pour avoir le meilleur angle possible. Tous m’appellent « yovo », qui signifie blanc en fongbé. Si cela peut surprendre aux premiers abords, cette appellation est courante au Bénin.
J’essaie de me déplacer le plus possible pour découvrir de nouvelles cérémonies. Une troupe en particulier retient mon attention. Elle est composée d’une dizaine de personnes, tous ont le corps recouvert d’une pâte jaune, mélange de poudre et d’huile de palme. Torse nu, ces jeunes hommes et ces jeunes femmes sont visiblement en état de transe.
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Un Béninois m’explique qu’ils offrent ces danses traditionnelles aux esprits et aux différentes divinités du vaudou. Ils dansent, s’effondrent, se relèvent. Ils finissent par se prosterner devant un fétiche avant de repartir de plus belle dans leur ballet incessant.
Certains présentent des scarifications, signe de leur appartenance à une tribu ou à une région précise. Une carte d’identité directement marquée sur la peau en quelque sorte. Ces cicatrices, visibles sur le corps et le visage, sont faites généralement peu après la naissance à l’aide d’une lame de rasoir. Elles sont à la fois des traces de rituels anciens, d’initiations passées et des protections acquises.
Un peu plus loin, j’aperçois un homme dans une tenue bariolée, recouvert par des tissus épais. Comment fait-il pour ne pas suffoquer ? Son visage est dissimulé par un rideau de cabris finement ficelés. Il est encerclé par des Béninois munis de bâtons, prêts à le frapper. Lui semble calme, presque reposé. La scène parait irréelle. Je cours vers eux avant de reculer, brusquement. Les Béninois me conseillent de ne pas trop m’approcher. C’est un egungun, un fantôme qui revient sur terre au moment des fêtes.
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Il faut rester à une distance raisonnable et en aucun cas le toucher. Il n’hésitera pas à frapper, flageller et tabasser quiconque se dresse sur son chemin s’il rentre en état de transe. Comme le précise Philippe Charlier dans son livre Vaudou : l’homme, la nature et les dieux, le bâton s’appelle un tchan. Il permet de « montrer la frontière entre le monde des morts et celui des vivants ». Ce n’est pas un jeu, manquer de respect à un egungun, c’est défier des ancêtres divinisés.
Quelques minutes tard, c’est au tour du zangbeto de faire son entrée en scène. Recouvert par de la paille ou des feuilles de palmiers, ces grandes cages dissimulent ce qui s’y trouve à l’intérieur. Transportés par des camions jusqu’au bout de la route menant à la plage, les zangbeto sont déchargés sur le sable et commencent à tournoyer au son des tambours. Si des Occidentaux présents restent persuadés que des individus sont cachés dessous, les Béninois assurent que ce sont des esprits qui animent ceux qu’on décrit comme des « gardiens de la nuit ».
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Parfois, le zangbeto se lève, prouvant qu’il n’y a rien à l’intérieur. Scène plus cocasse, une poule, un plat chaud ou un serpent peuvent apparaitre à l’intérieur du zangbeto, comme si un esprit venait de les déposer… En dehors des cérémonies, j’apprends que les zangbeto jouent un rôle dans la gestion des problèmes de la société en occupant une fonction de police secrète. Hommes morts depuis très longtemps, ils reviennent rôder la nuit (en particulier lors des soirs de pleine lune) pour juger les vivants, frappant aux maisons ou guettant les récalcitrants dans les recoins sombres.
A la fin de cette journée intense, alors que nous roulons vers Cotonou en essayant d’anticiper tant bien que mal les ralentisseurs non signalés sur la route, un mot m’apparaît comme évident pour décrire ce que j’ai vécu: l’énergie. L’énergie du vaudou.
© Sébastien Roux
Porto-Novo, 12 janvier 2019
Deux jours plus tard, cette impression se confirme à la capitale du Bénin située à moins d’une heure de route de Cotonou. En présence du président béninois Patrice Talon, un défilé célèbre à nouveau la richesse de ces traditions africaines. Etant installé près du président, un important dispositif de sécurité m’empêche d’avoir plusieurs angles de vue.
Je décide de me concentrer sur les regards, en particulier sur ceux d’enfants chargés de porter différents matériaux lors de la cérémonie. Les jongleurs de cape retiennent également mon attention. Intégralement vêtus, ils font tournoyer un tissu au-dessus de leur tête. Celui-ci est terriblement lourd en pesant plus d’une dizaine de kilos. Savoir maitriser sa rotation est une démonstration de sa force autant que de sa dextérité.
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Si ces trois semaines en janvier 2019 ne m’ont pas été suffisantes pour visiter d’autres endroits sacrés, tel le Temple des pythons à Ouidah ou des Tô-Legba (des autels censés protéger la population en apportant chance et abondance), cette expérience m’a permis de me plonger dans une culture à part entière, complexe et fascinante.
Sébastien Roux
Photo de couverture © Sébastien Roux
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